Prix plancher : le Président peut-il en faire son beurre ?

L’annonce d’un prix plancher, par le président de la République Emmanuel Macron – ce 24 février – a suggéré que la future loi encadrant les relations commerciales des acteurs de l’alimentation « puisse déboucher sur des prix planchers qui permettraient de protéger le revenu agricole ».

Propos de Jean-Luc Léchère

Pour les filières animales et végétales ce prix plancher serait fondé sur des indicateurs de coûts de production. En 2021, au cours des discussions sur la loi Egalim2 ce sujet était déjà à l’ordre du jour, mais à ce jour le travail n’a pas abouti à un accord sur un indicateur unique pour chacune des filières. Il faut reconnaitre qu’une telle mise en place est particulièrement complexe vu la diversité des éléments à prendre en compte. Voici pourquoi.

Peut-on calculer un prix plancher pour le lait ?

Je suis négociateur professionnel et j’ai travaillé comme acheteur pour la grande distribution. Afin d’illustrer mon propos, il suffit de prendre l’exemple d’une de ces filières : le secteur laitier. Retenons que le sujet serait tout aussi complexe et spécifique pour d’autres filières évidemment, chacune ayant ses spécificités.

En France, une exploitation laitière moyenne, totalisant 75 vaches, est composée principalement de la race Prim Holstein qui produisent, en pleine période de lactation (soit environ 10 mois), une trentaine de litres par jour. À ce niveau, l’équation semble simple.

Si nous entrons dans le détail de la réalité, une « exploitation moyenne » ne veut plus dire grand-chose. Prenons des exemples de ce qu’une négociation commerciale doit prendre en compte :

  • s’il s’agit d’un jeune exploitant installé avec un emprunt pour financer son achat et assurer son développement (avec des actifs plus ou moins vétustes) ou si son exploitation est totalement amortie avec des actifs en parfait état (machine à traire, tracteurs, stabulation, état du cheptel…), ce n’est évidemment pas la même équation. Le négociateur doit pouvoir donner sa change au niveau pour éviter la prise de contrôle de très gros exploitants.
  • s’il s’agit d’un exploitant en polyculture élevage (il produit la nourriture de son cheptel sur ses propres terres) ou s’il est contraint d’acheter l’alimentation l’équation est encore différente. Le négociateur doit pouvoir envisager l’impact des intrants pour la nourriture de l’élevage et l’influence que cela représente sur l’évolution des prix à terme.
  • l’implantation sur le territoire peut avoir aussi ses impacts. Produire dans le piémont est plus couteux qu’en plaine. Le négociateur doit pouvoir intégrer la situation de ses exploitants.
  • etc.

Le lait est payé à l’éleveur sur la base d’un contrat avec la laiterie. Les coûts de production seront diamétralement différents en fonction de tous ces paramètres, comme le coût des collectes d’ailleurs.

Il en va de même pour la distribution. Les coûts de distribution varient du simple au double en fonction des distributeurs (entrepôts ou non, frais de personnels, type et taille de points de vente, rayon concerné…).

« C’est quoi cette bouteille de lait ? »

Le lait est un produit issu du vivant et donc non standardisé. C’est évidemment très différent des industries comme celles du pétrole dans lesquelles les paramètres sont plus homogènes et maîtrisés en amont. Une vache n’est pas une usine à lait, n’en déplaise aux professionnels du marketing !

La fameuse publicité…

La principale vente des produits laitiers, en France, est le lait demi-écrémé (en volume d’unités vendues) mais ce dernier ne représente que 9% de la collecte). Ses paramètres semblent maitrisables. Une laiterie produisant uniquement ce type de produit standardise, plus ou moins, sa production proposant un mix de qualité des différentes productions récoltées pour obtenir une qualité moyenne correspondant au cahier des charges de ses clients.

Il y a tellement de manière de faire son beurre avec du lait !

Source : https://www.millenis.com/images/fichiers/schema_de_cracking_grand.jpg

Il reste toutefois, pour la laiterie, des paramètres industriels spécifiques de la même nature que ceux énoncés pour les éleveurs (saturation ou non de l’outil de production, capacités de l’outil, zone de collecte, productivité des actifs, vétusté…).

Les industriels privés, comme Lactalis, Danone, Savencia ou encore LSDH, établissent un contrat écrit avec les éleveurs livrant leur site. Ce contrat peut être négocié en direct ou via d’une organisation de producteurs ou d’une association d’organisations de producteurs qui négocie un contrat-cadre.

Dans tous les cas, la formule permettant de calculer le prix payé pour 1000 litres de lait dépend de nombreux facteurs. Tout d’abord, du mix-produits de l’entreprise qui collecte le lait. Il faut prendre en compte ici les débouchés de la laiterie elle-même selon sa spécialisation (ingrédients traités, produits de grande consommation ciblés, gestion en ultra-frais, production de fromages, etc.).

La valorisation des ventes de produits laitiers réalisées sur le marché domestique français dépendra – ou devrait dépendre selon certains avis – des négociations commerciales annuelles avec la grande distribution. Les prix à l’export (40% du lait français est exporté) dépendront aussi des cours internationaux et notamment de la cotation beurre-poudre.

Les formules intègrent également le prix allemand qui donne le ‘la’ en Europe.

Loi Egalim 2

Depuis la promulgation de la loi Egalim 2, il n’est plus possible de faire une quelconque mention de l’environnement concurrentiel. Dans les faits, il n’est pas rare que les laiteries regardent les prix de leurs concurrents avant d’établir le leur.

Le prix du lait est donc exprimé selon un prix de base pour une composition avec 32% de protéines (MP) et 38% de matière grasse (MG).

Pour établir le prix réellement payé aux éleveurs, s’y ajoute :

  • sa composition en MP (matière protéique) et MG (matière grasse) des vaches de l’élevage ;
  • sa qualité sanitaire (présence de germes, de cellules) ;
  • diverses primes proposées par les laiteries comme la saisonnalité, ou le respect de cahiers des charges (alimentation sans-OGM, pâturage, etc.) ;

Pour les adhérents-coopérateurs s’y ajoutent aussi les ristournes et compléments de prix de la coopérative.

Et lorsque l’on pense que c’est fini…

On pourrait croire ces éléments déjà bien complexes. Rien n’est moins sûr. Merci au passage de ne pas oublier de refaire le calcul si on parle de lait de montagne, de plaine ou encore biologique. J’oubliais d’ailleurs les ovins et caprins. Heureusement les « laits » végétaux ne sont pas concernés ici ! Ouf !

Et votre fromage, Président !

Le lait ce n’est pas qu’une bouteille de demi-écrémé, c’est également du fromage. Nous avons consommé en 2021, par habitant, 49 kg de lait et 27 kg de fromage. Sachant que pour faire 1kg de fromage frais, il faut environ 10L de lait et que tous les fromages ne sont pas des fromages frais, qu’il faut respecter des cahiers des charges de provenance du lait de la race des vaches pour les IGP…). Sans compter que pour faire un même fromage la quantité de lait peut varier en fonction de la qualité du lait collecté par l’industriel.

Le planché est toujours lié avec la notion de prix plafond

Pour conserver une certaine logique économique, si l’on veut réellement mettre en place un prix plancher, il faudrait également prévoir un prix plafond. Pourquoi la filière de transformation ne pourrait-elle pas bénéficier également d’une protection contre une inflation « abusive » de la matière première agricole ? Il ne faudrait pas qu’un prix plancher unique devienne la norme de prix payé à l’agriculteur quel que soit le type d’exploitation ou d’industriel. L’effet serait dévastateur.

Traversons l’Atlantique pour l’exemple

Au Canada, les prix du lait, des œufs et des volailles sont réglementés au moyen “d’une formule bien définie” (AFP, Sylvain Charlebois Université Dalhousie).

Par exemple, le prix que les exploitants de fermes laitières reçoivent pour le lait qu’ils produisent est établi par la Commission canadienne du lait (CCL) et ajusté dans les dix provinces canadiennes. Ce prix – généralement mis à jour une fois par an – varie et dépend de la façon dont le lait est utilisé (lait à boire, beurre, fromages…).

“C’est un système très rigide et très réglementé qui a plus de 50 ans et qui est fortement défendu par les producteurs” (Sylvain Charlebois).

Aux États-Unis, c’est le Congrès qui fixe – par la loi et pour cinq ans – les prix de 23 produits agricoles, dont le blé, le maïs et le soja (mais pas la viande).

On parle de prix de référence. « Le gouvernement américain verse à l’agriculteur la différence entre ce prix de référence et ses ventes” (Thierry Pouch, chef économiste aux Chambres d’agriculture).

“C’est une décision très politique, pas vraiment efficace, les prix sont établis au niveau national donc sans tenir compte des spécificités régionales et ils le sont établis pour cinq ans » (AFP, Jonathan Coppess, professeur à l’université d’Illinois).

Le lait bénéfice d’un système différent et d’un vrai prix minimum, sans compensation du gouvernement mais en dessous duquel la vente n’est pas possible. C’est le seul produit agricole dans ce cas (Jonathan Coppess).

Ce prix est fixé indépendamment dans 11 grandes régions aux États-Unis et relève d’une méthode de calcul complexe, qui varie en fonction de l’utilisation finale du lait (à boire, fromage, beurre, etc).

Et comment calculer un coût unique avec tous ces éléments !

Je ne sais pas si l’intelligence artificielle serait à même de nous solutionner le calcul d’un coût de production tellement est complexe la situation à prendre en compte !

Je me rappelle qu’en 2013, certains distributeurs avaient déjà voulu – via la Fédération du Commerce et de la Distribution (FCD) – mettre en place un pied de facture pour les industriels avec le prix du lait, mais y avait finalement renoncé.

Dans le cas du lait, il semble que la solution ne puisse passer que par une transparence des transformateurs sur leurs factures laitières.

… alors comment faire ?

Je n’ai voulu évoquer ici qu’une seule filière, sans entrer dans tous les détails car il y en a beaucoup d’autres non évoqués – mais le problème est aussi – voire plus – complexe dans certaines autres secteurs.

Il faudrait notamment être capable de définir la durée de ce prix plancher. Les négociations, en France, de la distribution avec les grandes marques sont annuelles, comme l’exige la loi. Dans le cas du lait les prix varient tout au long de l’année, cela implique de remettre en cause la loi LME.

Il faut également se poser la question de ce que nous voulons faire de notre agriculture dans un monde de « libre échange ». Je n’ai évoqué là que le problème de la ferme France. Il serait également d’y ajouter, dans un univers globalisé, la situation dans les autres pays, ce qui ajoute encore de nouvelles complexités.

Notre raisonnement reste à ce stade franco-Français, mais quid de l’impact et de l’encadrement pour notre balance du commerce extérieur ? Quels risques de péréquations industrielles pour se positionner sur des produits transformés à l’export ?

Nous votons dans ce pays des lois, comme Egalim et ses petites sœurs, que ne nous ne sommes même pas mesure d’appliquer. J’en veux pour exemple le taux de produits locaux ou bio dans la restauration collective gérée par l’État dont on ne parle que peu. A contrario nous sommes capables de fustiger les différents acteurs des filières alimentaires en les renvoyant dos à dos, avec des injonctions contradictoires (pouvoir d’achat versus augmentation du revenu des agriculteurs…). Il serait peut-être temps d’avoir une réflexion globale à long terme, sans polémique, si l’on veut sauver le « soldat » agriculture.

Monsieur le Président, il n’y a qu’une solution finalement : renoncer à cette fausse bonne idée du prix plancher ! N’en faisons pas tout un fromage, car de cette idée le secteur ne pourra en faire son beurre, sans casser des œufs sur de nombreux autres sujets !

Vaches Prim Holstein. Image par Didier de Pixabay

Laisser un commentaire

error: ce contenu est protégé