Rare est notre habitude de reprendre un communiqué de presse d’un confrère sans y apporter une touche personnelle, mais l’heure est grave. Le Retail est en berne et se cherche, faute de retrouver ses fondamentaux. Donnons alors aux équipes de enseignes des éléments de réflexion à partir des propos de Jean-Paul Crenn, consultant. Même si vous n’en partageons pas toutes les facettes.
Jean-Paul Crenn
La vision de Jean-Paul Crenn
“Le 29 mai 1453, alors que les forces turques s’apprêtaient à conquérir la ville, les religieux byzantins étaient occupés à discuter de la question théologique du sexe des anges. En 2018, le Retail, obnubilé par les Millenials et le Digital, tétanisé par Amazon, n’a pas vu la disparition de sa clientèle historique.
Pour Serge Papin, l’ex-patron de Système U, « les évolutions de la société annoncent la mort de l’hypermarché ». Son analyse est pertinente mais son raisonnement me semble devoir aller plus loin. Car c’est l’ensemble du « Commerce Moderne » qui disparaît avec celle qui l’avait porté, la « Classe Moyenne ». Serge Papin reprend la vision de Gérard Mulliez, le fondateur d’Auchan selon lequel « une bonne approche du client ne se conçoit pas sans une bonne approche de la société de consommation ».
Cette importance du consommateur, les grands groupes de distribution l’ont perdue de vue du fait de l’industrialisation des techniques de vente, de la fascination pour des solutions technologiques (e- commerce, phygital, commerce connecté) ou classiquement générationnelles (Millenials, Gen Z). Pourtant, le propos à peine caricatural de Joseph Hall, président du retailer emblématique américain Kroger en 1965, est éloquent, en droite ligne avec les propos de Gérard Mulliez et de Serge Papin : “Depuis quelques mois, j’ai un nouveau job. Un travail important. Je tire les sonnettes et je bavarde avec les maîtresses de maison. C’est, je crois, la mission la plus importante que j’ai remplie au cours de ma longue carrière. … Tirer les sonnettes, c’est le meilleur moyen de rencontrer notre véritable patron. Notre boss, la ménagère américaine… Si la ménagère ne nous aime pas, si elle n’aime pas nos magasins et nos produits, elle peut nous couler…” Or le consommateur, celui avec qui le Retail actuel s’est construit lors des « 30 Glorieuses » disparaît, sans que quelqu’un s’en rende compte car personne n’y tire plus les sonnettes depuis bien longtemps.
Vous voyez, vous, Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, tirer des sonnettes ?
Or ce consommateur, c’est la ménagère de Joseph Hall, c’est la « Classe Moyenne ». Ouvriers spécialisés, agents de maîtrise, cadres, disparaissent de notre monde occidental, dans l’indifférence. Paupérisés aux Etats Unis, au Royaume-Uni, en France, ils se trouvent relégués dans les marges, ces territoires « vides » au chômage structurel, placés entre les métropoles dont le prix de l’immobilier les chasse. Ces métropoles, au nombre de 12 en France, concentrent les réseaux du pouvoir tant politique qu’économique. Elles permettent un entre-soi créateur/protecteur de valeur pour ses membres. C’est pour cela qu’Amazon, privilégiant sa clientèle « Prime » à fort pouvoir d’achat, obnubilé par le dernier km, a racheté Whole Foods. Pas tant pour son activité que pour sa localisation. C’est cette clientèle qui consomme bio, développe la CHD, favorise le magasin de proximité que veut capter puis fidéliser Jeff Bezos.
Cette disparition de la « Classe Moyenne » transforme la silhouette de la répartition du pouvoir d’achat, la faisant passer de toupie à sablier. Mais un sablier présentant une originalité bien visible. Si son socle est très évasé, sa taille est de plus en plus mince et sa tête rétrécit chaque jour. La force du e-commerce est de pouvoir répondre à la fois aux attentes des deux extrémités du sablier. Celle des métropoles internationalisées et hyperconnectées avec des livraisons sous 1 heure, des showrooms digitalisés, des DNVB en plein essor. Ces dernières, marques nées avec le digital, construisant une relation directe avec des clients communautaires, s’épanouissent dans les centres villes hyper-urbains. Le e-commerce vient combler les zones où l’offre a disparu, ces villes moyennes aux centres agonisants, sans commerces. Il donne un accès à l’abondance, au choix, au prix, au luxe même, qui n’existent plus dans l’environnement immédiat d’une majorité déclassée.
La disparition de la « Classe Moyenne » va extrêmiser les formes de la distribution physique. D’un côté les centres villes porteurs d’offres phygitales expérientielles, toujours plus fluides et immédiates, couvrant tant l’habillement, l’équipement que l’alimentaire (surtout l’alimentaire). De l’autre, une offre de subsistance, essentialiste, se doublant d’une économie parallèle de troc. Le e-commerce aura la capacité de faire le pont avec des demandes toujours plus segmentantes, sur l’ensemble du territoire. Les magasins spécialisés « discounters » pourront également le faire avec, eux, une volonté de non-segmentation car basée sur les prix bas.
Mais un tel grand écart est-il possible pour les acteurs actuels Retail ? Sears, l’un des fondateurs du « Commerce Moderne » américain, est en route, lui, vers les anges.”
C’est bien le retail qui fait une erreur