Voici reproduit un entretien de Denis Defforey, cofondateur de Carrefour, publié dans la revue LSA n°1051 du 5 janvier 1987. Nous avions déjà présenté un article de Denis, sur le démantèlement de l’entreprise. Ici, il s’agit d’une résonance particulière dans le contexte actuel de Carrefour où l’on parle toujours du renouvellement de la direction générale.
LSA : Vous avez de tout temps tenu à appliquer à Carrefour des formules de management très « avant-gardistes » souvent reprises par vos concurrents. Etes-vous toujours des adeptes inconditionnels de la décentralisation, de la délégations de pouvoirs, même si les temps ont changé ?
D.D. : Nous sommes plus que jamais adeptes d’un management par zones d’activités ou branches disposant d’une très large autonomie. A la tête de chacune de ces zones de responsabilités se trouve un directeur de branche faisant partie du Comité de Direction Générale.
Vous avez dans ce Comité de direction générale, la France, la société Erteco qui exploite Ed, l’Espagne, le Brésil, l’Argentine, l’antenne américaine, plus la Direction générale de Carrefour représentée par Jacques Defforey et Michel Bon, plus un homme « marché », un homme « comptabilité », « audit », « gestion » et un homme « questions juridiques ». C’est l’entité de direction générale du groupe.
Mais à l’intérieur de chaque pays on retrouve une organisation un peu similaire qui regroupe le directeur général, les directeurs régionaux, plus les hommes des grandes fonctions qui sont toujours les mêmes (gestion, relations humaines, marchandises). Ces comités ont deux rôles : un rôle de direction, d’harmonisation et de synthèse dans leur pays, plus un rôle de créativité dans les évolutions de leur métier.
On retrouve un peu la même chose au niveau du magasin avec le directeur de magasin.
C’est une structure croisée, très participative ?
Tel est l’objectif. Une structure hiérarchique et des structures horizontales sans lien hiérarchique, qui sont des cellules de concertation, de progrès… C’est un maillage entre une ligne hiérarchique et une concertation par métier.
Tout cela fonctionne bien car cela repose sur un très bon choix d’hommes.
C’est un système un peu lourd dans la prise de décision, mais efficace dans l’application, car les gens sont motivés par leur participation aux décisions. Les hommes qui sont à la tête des grandes branches ont de multiples expériences. […]
Qui va remplacer ces hommes multi-casquettes qu’étaient précisément les fondateurs de Carrefour ?
Notre objectif est que Carrefour dans quelques années fasse l’économie d’une crise de succession qui a si souvent affaibli durablement nombre d’entreprises même les plus grandes. Nous réglons ce problème à froid en préparant dès maintenant une situation dans laquelle les hommes qui seront à la tête n’auront pas toutes ces casquettes. […] Notre rôle est donc de préparer, non pas ce qu’on appelle une seconde génération, mais quelque chose d’autre. Si nous ne préparons pas ces successions mutation, nous serions totalement inconscients.
Carrefour est une entreprise issue de deux familles, n’est-il pas normal, voire nécessaire que des représentants de ces familles soient demain aux leviers de commande ?
Les groupes familiaux représentent un actionnariat présumé fidèle et sont constitués de personnes aux talents divers. Même si la participation des familiaux a été réduite par suite du développement de la société, elle demeure importante et il y a un affectio societatis au-delà d’un simple intérêt financier.
Quant à l’opportunité pour l’un ou pour l’autre représentant de l’une ou de l’autre famille d’entrer dans la société, nous sommes très prudents. Quand, pour une raison ou pour une autre, Carrefour est amené à prier un dirigeant d’origine familiale de quitter l’entreprise, il y a un vrai problème.
Aux difficultés habituelles inhérentes à ce type de décision s’ajoutent des perturbations de capital. Les discussions deviennent passionnelles. Qui ne connaît ce genre de situation qui peut mettre en péril une entreprise en déstabilisant l’actionnariat ?
Le cours des actions Carrefour vient d’atteindre des records historiques. La Bourse a pour vous les yeux de Rodrigue pour Chimène.
La bourse nous juge en fonction de beaucoup de choses, en fonction de la société, de la visibilité qu’elle a sur son devenir, mais aussi du compartiment où nous sommes. Aujourd’hui, il y a un engouement pour les titres de la distribution, même pour les affaires qui tirent un peu la langue. La Bourse nous apprécie parce qu’il y a pas mal d’investisseurs étrangers qui s’intéressent à la Bourse de Paris, où il y a peu d’affaires sur lesquelles se traitent des volumes importants. On est donc jugé en fonction de la monnaie française cas les investisseurs étrangers viennent en France ou repartent selon q’ils estiment qu’il est bon ou non de faire des achats en Francs Français. Et le melting pot de tout cela fait qu’aujourd’hui un certain nombre d’affaires françaises intéressent les investisseurs anglo-saxons.
Vous ne craignez pas les raiders ? Etes-vous amenés à intervenir ?
Non, nous n’avons pas demandé d’autorisation d’intervenir sur notre cours et nous ne sommes pas intervenus. La société Carrefour n’a pas acheté d’actions Carrefour.
Nous constatons qu’il y a une rotation du capital très importante. Depuis le début de l’année il s’est opéré 1.600.000 titres, 40% de Carrefour. Etant donné qu’il y en a un certain nombre immobilisées, le reste tourne beaucoup. […]
Vous avez toujours rétribué largement vos actionnaires, ce qui peut expliquer que votre titre soit recherché ?
Il y a deux théories. Certains disent que le dividende est important et d’autres estiment, au contraire, qu’il est de meilleure rentabilité pour l’actionnaire de capitaliser des profits en les laissant dans l’entreprise. En tout cas, d’une façon générale, les Américains distribuent très peu car il s’intéressent, non pas au revenu, mais au « capital gain ».