L’Autorité de la concurrence rend aujourd’hui une décision par laquelle elle sanctionne deux ententes entre fabricants de produits d’hygiène et d’entretien, ayant consisté entre 2003 et 2006, pour chacun des marchés concernés, à coordonner leur politique commerciale auprès de la grande distribution et en particulier à se concerter sur les hausses de prix. Ces deux sanctions figurent parmi les plus importantes prononcées à ce jour par l’Autorité de la concurrence.
La première entente concerne le marché des produits d’entretien (345,2 millions d’euros de sanctions). Y ont participé, chacune à leur mesure, les entreprises Colgate-Palmolive, Henkel, Unilever, Procter & Gamble, Reckitt Benckiser, Sara Lee, SC Johnson et Bolton Solitaire.
La seconde entente concerne le marché des produits d’hygiène (605,9 millions d’euros de sanctions). Y ont participé, chacune à leur mesure, les entreprises Colgate-Palmolive, Henkel, Unilever, Procter & Gamble, Reckitt Benckiser, Sara Lee, Laboratoires Vendôme, Gillette, L’Oréal, Beiersdorf et Vania.
Une affaire révélée grâce au programme de clémence
Ces ententes ont été portées à la connaissance de l’Autorité par SC Johnson, Colgate-Palmolive et Henkel qui ont sollicité à tour de rôle le bénéfice de la clémence. La procédure de clémence permet aux entreprises qui participent ou ont participé à une entente d’en révéler l’existence à l’Autorité et d’obtenir, sous certaines conditions, le bénéfice d’une exonération totale ou partielle de sanction pécuniaire, en fonction notamment de leur rang d’arrivée à l’Autorité et de la valeur ajoutée de leur coopération à l’enquête.
Voici le tableau récapitulatif du rang d’arrivée pour chacune des ententes (le rang 1 permet de prétendre à l’immunité totale) :
Rang | Produits d’entretien | Produits d’hygiène |
1 | SC Johnson | Colgate-Palmolive |
2 | Colgate-Palmolive | Henkel |
3 | Henkel | – |
Les produits concernés
Les produits d’entretien – Ils représentent une part non négligeable des dépenses courantes des ménages français. Le chiffre d’affaires de ce marché se montait à 4,2 milliards d’euros. Sur ce marché, largement dominé par des marques nationales dites « incontournables », les 8 premières entreprises concentraient près de 70% du chiffre d’affaires du secteur.
A titre d’exemple, les produits concernés sont les assouplissants (Cajoline, Soupline, etc.), les produits détachants (Vanish, K2R), les liquides-vaisselle à la main (Paic, Palmolive, Mir, etc.), les pastilles pour lave-vaisselle (Sun, Calgonit, etc.), les nettoyants ménagers (Ajax, Mr Propre, Cif, Saint-Marc, Cillit Bang, etc.), les produits pour WC (Harpic, Canard WC, Bref, etc.), les désodorisants et les insecticides (la liste complète des catégories de produits concernées figure aux pages 229 et 230 de la décision).
Les produits d’hygiène pour le corps – A l’époque des faits, les Français dépensaient en moyenne 190 euros par an dans les produits de cosmétologie et d’hygiène. Le chiffre d’affaires total du secteur de l’hygiène était supérieur à 5 milliards d’euros en France. Le marché est caractérisé par la présence d’un nombre limité d’acteurs de dimension mondiale : les 8 premiers acteurs du marché représentent plus de 70% du chiffre d’affaires global du secteur, les trois premiers totalisant, à eux seuls, environ 43% du marché (dont plus de 28% en moyenne pour le groupe leader, L’Oréal).
Parmi les produits concernés figurent les gels douches (Sanex, Petit Marseillais, Mont St Michel, etc), les shampoings et après-shampoings (Elsève, Fructis, Jacques Dessange, Dop, Head&Shoulders, etc.), les dentifrices (Signal, Colgate, Tonigencyl, etc.) et produits d’hygiène buccale, les déodorants, mousses à raser, lames et rasoirs, produits dépilatoires, soins du visage, soins du corps, produits d’hygiène féminine, produits solaires, etc (la liste complète des catégories de produits concernées figure aux pages 233 et 234 de la décision).
Perquisitions en temps réel au cours d’un déjeuner au « Royal Villiers »
Grâce aux informations obtenues des premiers demandeurs de clémence, des opérations de visite et de saisie ont été menées en France en février et juillet 2006, lesquelles ont permis de réunir de nombreuses preuves (comptes-rendus de réunion, agendas, notes internes, notes prises en réunion, réservations de lieu, etc.).
La première de ces opérations a d’ailleurs permis de prendre sur le fait certains protagonistes des ententes (Colgate-Palmolive, SC Johnson, Henkel, Bolton Solitaire et Sara Lee) lors d’un déjeuner dans la brasserie parisienne « Le Royal Villiers ».
Des « cercles » secrets afin de discuter des politiques tarifaires
Le contexte juridique – A l’époque des pratiques, les relations commerciales entre les fournisseurs et les distributeurs étaient régis par la loi « Galland », laquelle avait conduit à une véritable « spirale inflationniste », en limitant la concurrence entre les différents acteurs. Pour y remédier et faire baisser les prix de vente aux consommateurs, les pouvoirs publics ont alors cherché à modifier ce cadre juridique à trois reprises, au cours de la période 2003-2005 (circulaire Dutreil du 16 mai 2003, Engagement pour une baisse durable des prix à la consommation du 17 juin 2004 et loi Dutreil du 2 août 2005).
Face à cette nouvelle donne, les fournisseurs de la grande distribution en produits d’hygiène et d’entretien se sont concertés sur leur politique commerciale à l’égard de leurs distributeurs, afin d’éviter toute intensification de la concurrence.
Les cercles « Team » et « Amis » – Les ententes étaient particulièrement sophistiquées et ont abouti à une convergence des comportements sur les principaux paramètres de la négociation commerciale entre tous les grands fournisseurs de produits d’entretien et d’hygiène. Sur chaque secteur, ces derniers se rencontraient régulièrement et secrètement pour coordonner leurs politiques commerciales et discuter de leurs politiques tarifaires.
La concertation avait lieu au sein de plusieurs cercles dénommés « Team » ou encore « Amis » qui rassemblaient les directeurs commerciaux ou les responsables des ventes des fabricants. Les représentants des entreprises se réunissaient dans des restaurants et s’échangeaient également des correspondances à leur domicile privé. Ces échanges étaient complétés par des contacts bilatéraux ou plurilatéraux, notamment téléphoniques, qui permettaient aux entreprises de consolider les échanges organisés dans les différents cercles.
Des échanges pour favoriser la convergence des prix – Les ententes visaient à favoriser la convergence des positions tenues par les fournisseurs lors de la négociation commerciale avec les distributeurs. Elles permettaient aux fournisseurs de mieux calibrer leurs propositions, en ayant l’assurance qu’ils ne se trouveraient pas dans une situation isolée défavorable vis-à-vis des acheteurs. Les échanges avaient lieu avant la négociation avec les distributeurs, chaque fournisseur annonçant aux autres ses intentions de hausse de tarifs et de rémunération des services de coopération commerciale.
-> A titre d’exemple, voici la reproduction de notes manuscrites prises lors de l’une de ces réunions par un responsable commercial de Henkel.
Henkel les a commentées comme suit :
« (…) Les participants ont échangé des informations sur l’augmentation globale future de leurs tarifs, comme le montre le tableau :
La première colonne «combien» indique les augmentations globales des tarifs en pourcentage ;
La seconde colonne « qd » indique la date d’application de la hausse des tarifs ;
La troisième colonne « lissage » indique la période pendant laquelle les distributeurs peuvent encore acheter des produits aux conditions du précédent tarif ;
La quatrième colonne indique la date prise en compte pour calculer les indices d’évolution des prix mentionnés dans la cinquième colonne. (…) » (paragraphe 494 de la décision)
Dans le secteur de l’hygiène, ces réunions ont également été l’occasion de mettre au point ensemble les arguments qui seraient avancés auprès des distributeurs pour justifier l’augmentation des tarifs. Ces pratiques se sont accompagnées d’échanges sur des données extrêmement récentes sur la négociation commerciale et sur les chiffres d’affaires ou les conditions générales de vente, qui permettaient notamment de contrôler d’éventuelles déviations d’un participant à l’entente.
Des prix artificiellement élevés
Les ententes ont modifié, au profit des fournisseurs, le déroulement normal des négociations avec les distributeurs. Elles ont permis de maintenir des prix de vente aux distributeurs à un niveau artificiellement élevé, ce qui s’est répercuté ensuite sur les prix de vente aux consommateurs.
> A titre d’exemple, lors des négociations commerciales pour l’année 2006, la plupart des participants aux ententes sur l’hygiène comme sur l’entretien ont passé des hausses tarifaires très importantes, de l’ordre de 4 à 6%, proches de celle annoncée initialement par l’un des participants aux ententes.
> Le caractère exceptionnel des hausses passées par les fournisseurs a suscité des réactions très vives de la part des distributeurs. Dans un article du 5 décembre 2005 paru dans le journal Le Monde, Jose-Luis Duran, président du directoire de Carrefour, a déclaré : « Globalement on nous propose actuellement des hausses de tarif de 4 à 6%. » (…) « En Espagne et en Italie, nous constatons des hausses tarifaires de 1%, en Belgique et en Grèce entre 2 et 2,5%. Pourtant, les raisons d’augmenter les tarifs – inflation, flambée des prix du pétrole, hausse des matières premières et des salaires – ne sont pas très différentes d’un pays à l’autre » (…) « Les produits qui subissent les augmentations les plus fortes sont souvent incontournables. Je ne peux les sortir des linéaires » (paragraphe 560 de la décision).
Les sanctions
Des ententes graves qui ont causé un dommage certain à l’économie
Les ententes sanctionnées sont d’une particulière gravité, eu égard non seulement à leur caractère secret mais aussi à leur nature même : elles permettaient à des entreprises concurrentes de se coordonner sur les principaux paramètres de la négociation commerciale et en particulier sur les évolutions tarifaires.
L’Autorité a aussi relevé que ces ententes avaient causé un dommage à l’économie, compte tenu notamment de leur ampleur nationale, des caractéristiques des marchés en cause, comptant un petit nombre d’acteurs offrant des produits parfois « incontournables » et des effets qu’elles ont engendrés in fine sur les consommateurs.
Le montant des sanctions est en relation avec la taille importante des marchés affectés : de l’ordre de 4,7 milliards d’euros pour les produits d’entretien et de 7 milliards pour les produits d’hygiène. Ont cependant été déduites de ce montant les ventes des lessives universelles déjà prises en compte dans une précédente décision de l’Autorité, qui a condamné les 4 fabricants de lessives actifs en France (Unilever, Procter & Gamble, Henkel et Colgate Palmolive) à hauteur de 367,9 millions d’euros pour entente sur les prix (voir décision 11-D-17 du 8 décembre 2011 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des lessives en France, entièrement confirmée par un arrêt devenu définitif de la cour d’appel de Paris en date du 30 janvier 2014).
L’Autorité a également modulé les sanctions pour tenir compte du degré de participation individuelle des entreprises aux ententes ainsi que les éléments propres au comportement et à la situation individuelle de chaque entreprise : l’Autorité a notamment retenu queColgate-Palmolive avait joué un rôle particulièrement actif dans l’entente sur chacun des secteurs et qu’une grande partie des entreprises appartenaient à un groupe disposant d’une taille, d’une puissance économique et de ressources globales importantes.
Clémence
L’entreprise SC Johnson a bénéficié de l’immunité totale (rang 1) au titre de la clémence en ce qui concerne sa participation à l’entente sur les produits d’entretien.
De même, Colgate-Palmolive a été totalement exonérée de sanction pour sa participation à l’entente sur le marché des produits d’hygiène et a été exonérée à hauteur de 50% pour sa participation à l’entente sur le marchés des produits d’entretien (rang 2). Henkel a également bénéficié d’une exonération de 30% (rang 2) au titre de la clémence pour sa participation à l’entente sur le marché de l’hygiène et de 25% (rang 3) pour sa participation à celle sur le marché des produits d’entretien.
Non contestation des faits
Les sociétés appartenant aux groupes Unilever, Johnson & Johnson, Henkel, Reckitt Benckiser, Colgate-Palmolive, Procter & Gamble et Beiersdorf n’ont pas contesté les faits et pris des engagements de « conformité » pour le futur : elles ont bénéficié à ce titre d’une réduction de sanction de 16 à 18% .