Voici reproduit un entretien de Jacques Defforey, cofondateur de Carrefour, publié dans la revue Médias du 16 septembre 1988. Nous avions déjà présenté un article de Denis, son frère, sur le démantèlement de l’entreprise. Ici, il s’agit d’une résonance particulière dans le contexte actuel de Carrefour où l’on parle toujours de marketing, de stratégie dans les hautes sphères carrefouriennes… alors que les plus grandes réponses peuvent venir d’en bas. « Le marketing, c’est l’intelligence au niveau des gens de la rue » disait-on.
Médias : Pourquoi n’aimez-vous pas les experts du marketing, comme vous venez de le déclarer haut et fort ?
Jacques Defforey : Les experts me paraissent une race redoutable. C’est comme cela que l’on fabrique des idéologies, en donnant une importance disproportionnée à un seul aspect des choses. Le « marketing » pour Carrefour, c’est le terrain et une bonne connaissance de nos magasins et de nos produits.
Quel est l’intérêt, pour vous, de participer à une réunion « d’experts marketing » ?
L’Esomar me permet de m’exprimer en dehors de mon entreprise. Or, un discours tenu à l’extérieur a plus d’impact sur le personnel qu’un discours interne. Et si l’Esomar a fait venir Jacques Defforey, cela prouve que Jacques Defforey est pris au sérieux par ces gens-là, qui nous rebattent les oreilles avec le marketing.
Qui est chargé du marketing de Carrefour ?
Nous n’avons pas un responsable marketing. Nos directeurs du marketing, ce sont nos chefs de rayon. Il y a ensuite des responsables, dans le groupe, qui harmonisent les réflexions des gens de terrain. Nous avons, par exemple, un directeur régional chargé du marketing épicerie.
Quel budget consacrez-vous à la recherche marketing ?
Je ne sais pas. Il est difficile de disséquer notre activité. […] Nous ne sommes pas concurrents sur des publicités, mais seulement sur nos produits, que nous devons vendre.
Quel est votre terrain de compétence au sein du groupe ?
Jusqu’à un passé très récent, j’avais une grosse responsabilité de direction générale. Plutôt un rôle de président exécutif à l’américaine. C’est en train de changer, puisque nous avons un nouveau directeur général, Michel Bon. Je l’accompagne pour quelques mois encore.
Comment vous partagez-vous la direction avec votre frère Denis ?
Denis est l’instance qui présente le vrai pouvoir, celui des actionnaires. Il nous demande de gouverner dans telle ou telle direction, sans préciser comment. Nous avons un peu les mêmes rapport qu’un président de la République et son premier ministre.
Les choses ont tellement évolué, maintenant le manager subit et exécute chez Carrefour !
N’est-pas contre-productif ? Plus l’entreprise devient mondialisée, plus l’éloignement entre la direction générale et le terrain s’accroit, mécaniquement. Lorsque l’entreprise était de taille humaine, c’était une volonté de faire confiance au terrain. Certains disent qu’ils ne pouvaient faire autrement… peut-être, mais c’était tellement intelligent.
Ils ont voulu garder cet esprit en grandissant.
Pourquoi avoir oublié cela ?
Aujourd’hui, c’est un défi intellectuel de comprendre le fonctionnement d’une entreprise de cette taille, qui fonctionne 24h/24.
La confiance, le commerçant la doit à ses clients mais immanquablement, d’abord, à ses salariés… Aristide Boucicaut faisait de même…