Après deux ententes entre fabricants de produits d’hygiène et d’entretien que nous avions déjà relaté, l’Autorité de la concurrence rend publique le 12 mars 2015 une décision par laquelle elle condamne pour entente les producteurs Yoplait, Senagral (Senoble), Lactalis, Novandie (groupe Andros), Les Maîtres Laitiers du Cotentin, Laïta, Alsace Lait, Laiterie de Saint Malo, Yeo Frais (groupe 3A) et Laiteries H. Triballat (Rians). Les pratiques sanctionnées se sont échelonnées entre 2006 à 2012 avec une durée variable selon les entreprises.
Yoplait a été totalement exonérée de sanction en tant que premier demandeur de clémence et échappe ainsi à une amende d’un montant de 44,7 millions d’euros. Senagral, qui encourait une sanction d’un montant de 101,3 millions d’euros, a bénéficié d’une réduction de sanction en tant que demandeur de clémence de rang 2.
Un cartel démantelé grâce à la procédure de clémence
Les pratiques ont été portées à la connaissance de l’Autorité de la concurrence successivement en août 2011 et en février 2012 par General Mills-Yoplait (ci-après Yoplait) puis par Senoble-Senagral (ci-après Senagral), qui ont, tour à tour, sollicité le bénéfice de la clémence. La demande de second rang de Senagral est intervenue quelques jours après le déroulement d’opérations de visite et saisie.
La procédure de clémence permet aux entreprises qui participent ou ont participé à une entente d’en révéler l’existence à l’Autorité et d’obtenir, sous certaines conditions, le bénéfice d’une exonération totale ou partielle de sanction pécuniaire, en fonction notamment de leur rang d’arrivée à l’Autorité, de leur coopération à l’enquête et de la valeur ajoutée des éléments portés à la connaissance de l’Autorité. Il s’agit de la 9e affaire de clémence traitée par l’Autorité à ce jour.
Le fonctionnement du cartel
De nombreux éléments du dossier montrent que les entreprises aujourd’hui sanctionnées se réunissaient et avaient de très nombreux échanges téléphoniques afin de se mettre d’accord sur les prix et se répartir les volumes dans le secteur des produits laitiers en MDD. Les grandes et moyennes surfaces (GMS) constituent le principal débouché des fabricants de produits laitiers frais puisque 92% des ventes au détail de yaourts, fromages frais, crèmes fraîches et desserts lactés sont réalisées en grandes surfaces alimentaires, pour un montant d’environ 5 milliards d’euros en 2013.
Réunions de pilotage et échanges téléphoniques
Le centre de gravité de l’entente était constitué des quatre leaders du secteur : Yoplait, Novandie, Lactalis et Senoble. Les réunions avaient lieu le plus souvent dans des hôtels réservés à tour de rôle par les participants. Les lieux changeaient à chaque fois pour des raisons de discrétion. Le Directeur général de Novandie a également indiqué à l’instruction que certaines réunions avaient lieu dans ou à proximité de son appartement parisien : « L’appartement (…) dans le 6e arrondissement de Paris appartient à ma famille. Nous nous donnions plutôt rendez vous dans un café tel que par exemple « Le chien qui fume » bd du Montparnasse. Les représentants de Lactalis (…) sont venus dans mon appartement quelques fois pour poursuivre la conversation et fumer une cigarette… »
Les contacts téléphoniques se faisaient notamment à partir de téléphones portables secrets dédiés à l’entente. Les lignes n’étaient pas officiellement attribuées aux utilisateurs et leur nom n’apparaissait pas sur les factures. Le représentant de Senoble a ainsi disposé d’un téléphone souscrit au nom de sa compagne. Un « carnet secret » de l’entente était tenu par le représentant de Yoplait de façon à consigner toutes les décisions prises lors de ces différents échanges. Ce carnet a été remis à l’Autorité de la concurrence par Yoplait à l’appui de ses déclarations, lors du dépôt de sa demande de clémence.
Entente sur les prix
Les concurrents s’informaient des hausses de prix passées et se mettaient d’accord sur les hausses qu’ils voulaient annoncer aux distributeurs ainsi que sur les arguments pour les justifier. Les notes prises lors de la réunion du 4 juillet 2007 indiquent que : « La hausse générale des tarifs devait prendre effet au 1er octobre 2007 selon les principes suivants : +3% sur les desserts, +4% sur les yaourts et de +5% sur les fromages frais et la crème fraîche ». Yoplait a préalablement expliqué : « Lors de cette réunion, les participants ont fait un tour de table pour faire le point, client par client, sur l’envoi par chaque fournisseur des lettres de hausse ».
« Les participants se sont mis d’accord sur l’origine des augmentations de coûts pouvant justifier la hausse auprès de leurs clients » […] : « augmentation en lait et fromage », « accord sur les grands principes […] lait +1.5% au trimestre => 3% », « sucre baisse des subventions + canicule », « augmentation des prix des fruits+canicule ».
« 2011 a été une année active pour le cartel en matière de coordination de hausses de prix. En effet, deux hausses ont été coup sur coup passées, au printemps 2011, puis pendant l’été 2011, par les producteurs de produits laitiers frais en MDD (…/…) Après un tour de table détaillé de l’état des hausses pour l’année 2010 écoulée, acteur par acteur, les participants se sont coordonnés sur les principes de la première hausse pour 2011. (…) La discussion qui s’est tenue sur la base de ce document a abouti à la décision d’annoncer aux clients une hausse de 8% avec pour objectif d’obtenir réellement une hausse de 6% et une hausse moyenne cumulée sur 2010/2011 de l’ordre de 10%. » (Déclaration de Yoplait).
Partage des volumes
Les entreprises ont également conclu des pactes de non-agression, consistant à se répartir les volumes et à geler les positions des uns et des autres, notamment en faussant les appels d’offres, lancés par les enseignes de la grande distribution, auxquels ils répondaient.
Dans sa déclaration, Yolplait décrit les mécanismes de compensations de volumes mis en place de la façon suivante : « Lorsque l’un des acteurs de l’entente perd des volumes, s’il n’en a pas été informé directement par le concurrent qui les a pris, il est informé par le client. Le concurrent lésé contacte alors l’opérateur qui lui a pris les volumes. Les volumes perdus sont dus mais ne sont pas nécessairement compensés immédiatement. Se crée alors une dette dont est redevable l’acteur qui a gagné des volumes au détriment de son concurrent. Cette dette est remboursée au créditeur dès lors qu’une opportunité existe ou se présente (par exemple, un nouvel appel d’offres sur lequel le débiteur laissera la priorité au créditeur). […] Chaque acteur de l’entente sait ce qu’il doit, ce qu’on lui doit et qui le lui doit à un instant T ». Au total, ce sont 18 appels d’offres qui ont été faussés par la mise en œuvre de ces pratiques.
Des pratiques graves qui ont perturbé le fonctionnement du marché pendant plusieurs années
Ce cartel était de grande ampleur puisqu’il concernait l’ensemble du territoire national et que les fabricants de produits laitiers frais sous MDD impliqués représentent plus de 90 % du marché concerné. Son caractère secret et sa mise en œuvre sophistiquée (changement régulier de lieu de rencontre, téléphones portables dédiés, rencontres au domicile privé de l’un des participants, etc.) aggravent les pratiques commises. Par ailleurs, les produits concernés sont des produits courants, vers lesquels les consommateurs se tournent pour des raisons de prix et pour lesquels ils sont donc relativement captifs. Les sanctions ont été proportionnées à la gravité des faits, à l’importance du dommage causé à l’économie puis ont été adaptées en fonction d’éléments propres à la situation individuelle des entreprises.
Ainsi, l’appartenance à un groupe de taille importante a été retenue pour Lactalis (majoration de sanction de 25 %). De même, les difficultés financières de Senagral (ex Senoble) et de Novandie ont été prises en compte pour adapter la sanction à la baisse, tout comme la petite taille et la fragilité économique de la PME Alsace Lait.
Au titre des circonstances atténuantes, l’Autorité a accordé à la société Novandie une réduction de sanction pour avoir adopté pendant un an un comportement concurrentiel au point d’avoir perturbé, en tant que franc-tireur, le fonctionnement même de l’entente.
Enfin, les sociétés en cause, à l’exception de la Laiterie de Saint Malo, n’ont pas contesté les faits et ont pu bénéficier à ce titre d’une réduction de sanction dans le cadre de la procédure de non-contestation des griefs.